Introspection
Dans quelques semaines, elle passera le cap du tiers de siècle. Quelques semaines qui se comptent encore en mois, pour une date qui en soi ne lui parle pas. Mais elle a toujours aimé les symboles, les marques, comme autant de points de repères. Une résolution ne se met en oeuvre qu'un lundi, ou alors un jour-clé, un 1er, éventuellement un 15 du mois, mais sûrement pas un 10 ou un 20, encore moins un 4 ou un 17. Elle aime les comptes ronds, les ensembles complets. Ca l'agace, mais c'est comme ça, et ses tentatives pour se changer sur ce point ont échoué avec constance.
Dans quelques semaines, elle passera le cap du tiers de siècle, donc. Depuis qu'elle a pris conscience de ce détail sans réelle importance, elle réalise que l'air de rien, elle dresse l'inventaire de sa vie. Ce qu'elle est, ce qu'elle aurait pu être.Ce qu'elle aurait aimé être ? au fond, elle ne sait pas trop.
L'autre soir, en relisant un mail envoyé par son ancienne boss, elle a repensé à sa vie d'avant, sa vie de "femme des années 80", une femme qui montait des projets internationaux qui se chiffraient en centaines de milliers d'euros, voire en millions, une femme qui était en contact permanent avec la Commission Européenne, qui enchaînait les salons et les congrès, qui prenait l'avion comme d'autres prennent le métro. Une femme qui pourtant ne croyait pas plus en ses capacités et en ses compétences qu'elle n'y croit aujourd'hui, aujourd'hui où elle s'étonnerait presque d'avoir su "faire tout ça", et d'avoir su le faire bien. Suffisamment bien pour qu'à l'occasion d'un déplacement dans ce pays dans lequel elle s'était installée après avoir quitté son job, le directeur du secteur à la Commission ait souhaité la revoir, le temps d'une conférence et d'un dîner, le temps de lui dire tout le bien qu'il avait pensé de son travail, le temps de lui dire à quel point elle manquait désormais aux projets qu'elle avait aidé à faire naître. Elle en était restée scotchée, d'autant plus scotchée qu'elle estimait beaucoup l'homme, qu'elle le savait intègre et plutôt avare de compliments. Ainsi, elle n'était pas que la petite souris discrète qu'elle pensait être à leurs yeux... Ainsi, malgré son innocence, sa naïveté, elle avait su les convaincre... Surprise.
Quelque part, elle garde la nostalgie de cette période. Quand elle s'en est ouverte à l'Amoureux, un peu comme on pense tout haut, il lui a demandé si elle la regrettait, si elle voulait retourner là-bas, reprendre dans cette voie-là. Elle sait que non. Mais oui, certains aspects de cette vie-là lui manquent. Pas tant le prestige, même si elle a aussi aimé ce côté-là et son effet sur l'ego. Mais l'exigence permanente, la stimulation intellectuelle, l'impératif d'être toujours au meilleur niveau, l'impossibilité de laisser la médiocrité rentrer dans la danse. Le jeu politique aussi, la nécessité d'apprendre à décoder les silences et les expressions, et puis la diversité des personnes rencontrées, tout ce qu'elle a appris d'elles, futile ou essentiel, folklorique ou bien ultra-pointu, elle dont la formation initiale ne l'avait absolument pas préparée à ce monde scientifique et technique, masculin à 95%, où être une femme, une très jeune femme de surcroît, n'était pas forcément un atout. Oui, tout cela lui manque, et elle essaye d'oublier que c'est justement au moment où cela devenait le plus intéressant, où on lui offrait de nouvelles responsabilités, où elle aurait pu acquérir une réelle notoriété dans ce milieu si fermé, qu'elle a choisi de quitter la danse.
Regrette-t-elle ce choix ? A l'époque, il s'agissait de trancher entre la poursuite d'une carrière professionnelle dont elle n'aurait pas osé rêver, et la possibilité de réaliser ses rêves personnels. Celui qui avait partagé sa vie avant de chercher à la détruire le lui avait souvent reproché : elle a toujours manqué d'ambition professionnelle. Le coeur de son existence, c'était à la maison qu'il se trouvait, même si pour lui permettre de vivre, elle avait besoin d'exister à l'extérieur. Alors elle a choisi le choix improbable, et pourtant le seul qui pouvait exister : elle a remis la lettre de démission préparée la veille un certain 11 septembre à son patron, quelques dizaines de minutes après avoir vu en direct sur l'écran de son ordinateur un avion s'écraser contre une tour de verre et de métal. Elle a opté pour la sphère privée de sa vie, a renoncé à une carrière brillante, pensant pouvoir rattraper plus tard, peut-être pas le même train, mais son cousin. Elle s'était trompée.
Elle aurait bien refait sa vie là-bas, dans ce pays pas si lointain, et pourtant si décalé. Et puis la vie en a décidé autrement, et elle est revenue en France, la mort dans l'âme, mais la conscience tranquille. Là aussi, elle se demande parfois comment se seraient passées les choses si elle avait écouté son coeur, et non ce que sa tête lui disait que les autres attendaient d'elle. Elle a eu un mal de chien à se réadapter, a trouvé un emploi qui lui paraissait pouvoir se pérenniser, jusqu'à ce qu'elle s'aperçoive qu'elle était utilisée pour essayer de pousser une de ses collègues vers la porte. Elle s'est précipitée sans trop y réfléchir dans un mariage, parce qu'elle voulait croire que l'amour était plus fort que tout le reste, tout ce qui les séparait. Elle a connu les affres du chômage prolongé, et l'impression terrible d'inutilité qui va avec, la dépendance financière aussi, parce qu'elle avait été trop honnête, et qu'il lui manquait un mois de cotisation pour pouvoir toucher des indemnités. Alors elle a vécu grâce aux quatre cent onze euros du RMI, et à l'amitié, qui l'a logée jusqu'à son mariage. Elle a fini par entendre le terrible verdict résonner à ses oreilles, "dépression", juste avant qu'elle ne trouve enfin du travail. Rien de bien glorieux, rien à voir avec ses emplois précédents - non, mais à l'époque, l'urgence, pour elle, c'était de travailler, enfin, pour se sentir utile socialement, pour ne plus avoir à entendre les remarques cinglantes de celui qui était désormais son mari, pour retrouver un peu de fierté et d'énergie. Alors, ce boulot qui lui permettait de faire quelque chose qu'elle savait maîtriser, sans avoir à sortir de l'ombre, sans avoir à prendre de décisions, au début, c'était l'idéal.
Pouvait-elle imaginer que l'idéal deviendrait si rapidement le purgatoire ? Elle a mis du temps à l'admettre. Malmenée chez elle, ça lui était devenu presque naturel qu'on la malmène partout, finalement. Quels sombres arcanes psychiques l'ont amenée à accepter un poste qui la condamnait à ne connaître que le harcèlement moral, chez elle comme au bureau ? Il lui reste encore à affronter pleinement cette question, et les réponses qu'elle pourrait entraîner. Un jour, elle terminera cette introspection qu'elle a commencé, et que sa grossesse a interrompue. Un jour, elle trouvera la réponse à cette autre question : quelle est sa place, sa place à elle ?
Alors, regrette-t-elle ses choix passés ? Regrette-t-elle ce qu'ils ont fait de sa vie ?
Répondre oui, ce serait dire non à la confiance retrouvée avec l'Amoureux. Répondre oui, ce serait dire non à l'espoir d'un changement. Répondre oui, ce serait dire non à l'Acrobate.
Peut-elle dire non à l'Acrobate ?...
Sa vie actuelle n'est pas celle qu'elle aurait pu s'imaginer vivre, il y a de cela dix ans, ou même cinq. Mais l'autre jour, en se promenant avec l'Acrobate, elle a croisé un homme un peu âgé, un homme de l'âge de son père, un inconnu, qui lui a dit en souriant qu'elle avait l'air d'une femme heureuse.
Dans quelques semaines, elle passera le cap du tiers de siècle, et devant Dieu, elle ne pense pas avoir trop à se plaindre de son sort...